Le mot vacances n’est pas un mot qu’on utilise souvent dans le milieu agricole. Trop souvent, on considère que le temps manque, surtout en été, pour prendre congé à l’extérieur de la ferme. Parfois même, le mot est tabou. Il est réservé aux paresseux qui n’ont pas le cœur à l’ouvrage et qui rechignent à travailler sans compter pour faire le boulot à la ferme.
Pourtant, prendre du temps pour soi est plus qu’important, il est essentiel, affirme Élise Gagné, travailleuse de rang en Montérégie-Est. « C’est essentiel parce qu’il faut être capable de recharger les batteries et que parfois, pour le faire, il faut quitter l’environnement de la ferme. Il n’y a pas seulement la ferme dans la vie ».
Un temps d’arrêt est nécessaire pour prendre du temps pour soi, mais aussi pour le conjoint et les enfants et créer des souvenirs ensemble. « On reset le cerveau », illustre Mme Gagné.
Mais quelle est la meilleure formule de vacances pour les producteurs? Dans le meilleur des cas, les producteurs devraient prendre une semaine à l’extérieur de la ferme, sans appels téléphoniques et sans contacts en lien avec la ferme, indique la travailleuse de rang. « On essaie de ne pas regarder son téléphone et les applis. Le mot clef est « déléguer ». On essaie de vivre le moment présent et de profiter du temps qu’on a pour faire des choses qu’on aime ».
Élise Gagné met d’ailleurs l’accent sur un aspect trop souvent négligé dans le monde agricole : la vie sur une ferme ne peut être consacrée à 100% ou 90% par le travail. Du temps pour soi devrait être aussi normal que de manger trois fois par jour ou se doucher, ce que certains peinent à faire, observe-t-elle. Il est vrai que certaines périodes sont plus occupées et que le temps est parfois compté, mais il faut être capable d’intégrer des passe-temps dans sa routine pour s’aérer l’esprit.
L’appli La Bêche tente d’ailleurs de changer la donne en agriculture. L’application qui pourra être téléchargée sur les téléphones intelligents prendra le pouls de son utilisateur. Encore en développement à ce stade-ci après une première ronde de sociofinancement, certaines fonctions de la future application sont déjà bien définies. Par exemple, l’appli devra s’ouvrir d’elle-même afin d’aller au-devant des besoins. Elle comportera trois fonctionnalités principales, soit l’outil Doser, l’outil Solutionner et l’outil Clavarder. L’outil Doser permettra de quantifier et qualifier son état émotionnel au moyen de notifications, à une fréquence prédéterminée. L’outil Solutionner enverra vers des solutions concrètes aux problèmes identifiés, par le biais de témoignages écrits, photos et vidéos d’agriculteurs ayant fait face à l’adversité. Finalement, l’outil Clavarder permettra de réseauter les agriculteurs, les sentinelles agricoles dûment formées, les travailleuses de rang et les intervenants qui ont signifié leur disponibilité.
« On veut challenger le monde! Ça ne prend qu’une minute pour se demander comment ça va », indique Étienne Gosselin, journaliste et recherchiste qui fait partie de l’équipe derrière l’idée de La Bêche.
L’idée et le projet de l’application ont été imaginés avec Hélène Bourgouin, productrice laitière et travailleuse de rang. Le but est de faire de la question de la santé mentale en agriculture un sujet aussi primordial que les changements climatiques. Étienne et Hélène désirent également changer la manière d’aborder la question en agissant en amont au lieu d’être en réaction aux événements. Au terme de son développement, l’application ne serait pas seulement un outil pour doser son stress, mais aussi qu’elle fasse du bien. « On voudrait que ce soit comme un bouillon pour l’âme », avance Étienne Gosselin. Lui-même producteur, il a vécu des épisodes de stress intenses depuis le lancement de son entreprise de raisins de table dans Brome-Missisquoi. Le gel précoce de l’automne dernier et la période de gel du printemps ont mis à rude épreuve sa résilience. « J’aurais bien aimé avoir une appli pour me soutenir pendant cette période », ajoute-t-il.
Élise Gagné a quelques trucs pour ceux dans l’impossibilité de prendre congé physiquement de la ferme, pour toutes sortes de raisons. Le mot d’ordre dans ce cas-ci est de briser la routine et de faire des activités à l’extérieur de la ferme. « On sort avec les amis, on fait du sport, comme du hockey par exemple. On fait des choses qu’on aime. Mais surtout, il ne faut pas s’isoler. » Elle insiste sur le fait d’instaurer du temps pour soi comme faisant partie de saines habitudes de vie.
Elle observe que les plus jeunes ont plus tendance à décrocher, mais il reste un grand bout de chemin à faire selon la travailleuse de rang. « Les plus jeunes ont à cœur de prendre du temps pour la famille, mais certains ne veulent pas déplaire à leurs parents qui disaient ne pas compter les heures à leur âge. C’est encore un concept générationnel ».
L’application La Bêche doit connaitre encore plusieurs étapes avant d’être finalisée. Reste encore à compléter la programmation informatique, la validation scientifique et l’obtention des avis juridiques. Avec la programmation terminée durant l’hiver, un projet-pilote au printemps 2022 est sur la table. Une fois terminée, l’application pourrait connaitre un grand lancement dans un des événements phares du calendrier agricole, soit à l’Expo Champs 2022. Étienne Gosselin aimerait bien y voir par exemple une zone santé psychologique sur le site, comme ce fut le cas il y a quelques années pour la prévention des accidents sur la ferme. Avec un taux de suicide deux fois plus élevé à la ferme que dans tout autre milieu à la ferme, et une estimation de 42 000 agriculteurs et agricultrices souffrant de stress et d’anxiété, le besoin est présent, selon les instigateurs du projet.
Avec maintenant, le soutien de deux groupes importants, soit la Fédération de la relève agricole et les Agricultrices du Québec, le projet est sur de bonnes rails.
Et pour ceux qui doutent des bienfaits des vacances, prenez une chance! Changer ses habitudes est souvent un défi, reconnait Élise Gagné, mais sa santé en vaut bien le coût!
Par Céline Normandin